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Gourmande de kilomètres et de lettres par Anne Genest

Publié le 16 janvier 2019

Une image vaut mieux qu’une course
La fois où j’ai reconduit Joan Roch au travail

J’avais les joues brûlantes et le coeur en bataille. Non, je n’étais pas en train de faire des intervalles; j’attendais Joan Roch, LE Joan Roch du livre Ultra ordinaire: Journal d’un coureur.

Nous avions convenu de traverser le pont Jacques-Cartier en sautant par-dessus les six barrières de sécurité sous le regard des policiers, une course utilitaire pratiquée tous les jours: 10 kilomètres à l’aller, 10 kilomètres au retour.

Sous nos pieds, de la glace bien décidée à demeurer. Encore plus bas passaient les paquebots. J’avais l’impression de gambader à travers un tableau.

— C’est toujours comme ça?
— Le paysage sera encore plus beau dès que le fleuve sera gelé.

Crédit photo: www.instagram.com/j0anr0ch

Joan avait changé depuis la parution de son livre. Non, ce n’était pas la barbe ni même la chevelure lourde et défaite, ni même le t-shirt ou le short qu’il portait malgré la neige.

Le changement s’opérait au-delà, ailleurs, à travers les yeux qu’il braquait partout autour de lui.

— Qu’est-ce qui est différent maintenant, Joan?

— D’abord, je n’ai plus de montre comme tu le vois.

Il a brandi son poignet libre.

— Pourquoi?

— Les ultramarathons, c’est fini. Après l’abandon du Massanutten, le Bromont Ultra a été le clou enfoncé dans le cercueil.

En réalité, Joan ne regardait plus ses pieds en courant, ni même les statistiques qu’aurait pu lui fournir Strava, l’application qui m’a fait le connaître.

— Je cours pour prendre des images, m’a-t-il confié. Il existe tant d’endroits où poser mon appareil, tant d’images à prendre. Des idées me traversent la tête. Ce n’est pas au bureau que ma créativité se développe mais lors de mes allers-retours.
— Et pourquoi es-tu si peu vêtu? ai-je demandé en pointant du doigt le short et le t-shirt qu’il portait.
— J’essaie de m’endurcir. En courant matin et soir, beau temps mauvais temps, je me suis aperçu qu’on s’habitue à tout, au fil des années. Avant, je ne tolérais pas la chaleur, il me fallait arrêter à tous les abreuvoirs. Maintenant, je cours sans interruption même s’il fait 30°C. L’hiver, le froid ne m’affecte plus. Très peu d’études existent sur le sujet. Pourtant, c’est fascinant de voir le corps s’adapter.

@jOanrOch sur Instagram

Nous nous sommes arrêtés au milieu du pont. Il a déposé son appareil. J’ai couru trois fois devant sa GoPro pendant qu’il me suivait. L’image a pris quelques secondes à être captée. Joan m’a expliqué qu’il retoucherait un peu plus tard. Au total, la photo aura pris moins de 15 minutes avant d’être publiée sur Instagram.

Crédit photo: www.instagram.com/j0anr0ch

— J’ai découvert que plus les conditions météo sont pourries, plus les images sont belles. Certaines photos ont nécessité plusieurs années de réflexion avant d’être captées. Celle avec le pont de la Concorde, par exemple. Il a fallu que je demande à un ami, Vincent, de m’aider et que l’eau soit glacée. C’est avec lui que j’ai traversé le fleuve la première fois. On y pensait depuis un certain temps, mais ni l’un ni l’autre ne voulait le faire seul.

Pour réaliser la vidéo qui l’a fait connaître, Joan Roch a dû courir avec un trépied sur le dos pendant un an. Le temps de montage a duré 50 heures, donnant trois minutes d’animation. Cela a suffi à lui enlever l’envie de recommencer.

Crédit photo: www.instagram.com/j0anr0ch

Certaines photos suscitent l’attention.

— J’ai parfois l’air d’un con. Je ne pense pas que les automobilistes qui me voient sauter dans les airs sur le pont en plein heure de trafic comprennent que je prends des photos. Parfois, je me garde un peu de retenue. Sur la rue Sainte-Catherine, par exemple, la faune ne s’y prête pas tout le temps.

— Et si tu préparais une exposition? ai-je dit spontanément.

— J’aimerais bien.

Nous étions maintenant arrivés devant la tour où se trouvait son bureau pour encore quelques heures. Il s’apprêtait à quitter son emploi pour s’établir à son compte en informatique.

— Tu devrais réapparaître sur Strava, tu nous manques, ai-je lancé.

— Je ne suis pas fermé à l’idée si cela peut motiver les autres à courir.

— Es-tu certain de renoncer aux compétitions?

— Je pourrais peut-être faire un petit 10 kilomètres, la Classique du Parc La Fontaine, par exemple.

— Il te faudra une montre.

Il a ri.

— On se revoit bientôt, a-t-il dit.

Ensuite, la cage d’escalier l’a avalé un peu comme dans les films de super-héros. Ce qu’il est parfois, je crois.

Continue de courir, Joan, peu importe le motif, cours, Joan, cours.

Courriel: anne.genest@hotmail.com